VOIE DE FAIT DE L’ADMINISTRATION EN RAISON DE L’EXPULSION DE 600 PERSONNES D’UN TERRAIN A CALAIS

C.A. Douai, arrêt du 24 mars 2022, n°RG21/05043

A la suite de lexpulsion sans décision de justice ni arrêté dévacuation préalable denviron 600 personnes
dun terrain du domaine privé de lEPCI de Calais par le préfet du PasdeCalais, certaines dentre elles et des associations ont formé un référé auprès du tribunal judiciaire en invoquant une voie de fait de
ladministration. En première instance, le préfet soutient quil nétait pas lautorité responsable de lexpulsion mais que celleci avait été diligentée par le procureur suite à une enquête de flagrance. Le tribunal lui donne raison, se déclare incompétent et rejette par conséquent la demande des requérants qui interjettent appel de la décision. Amené à se prononcer sur un déclinatoire de compétence du Préfet, la Cour dappel, citant lattendu de la décision Bergoënd du Tribunal des conflits7, rappelle dans quelles conditions le juge judiciaire est compétent pour ordonner à lAdministration de cesser ou réparer la voie de fait de fait, par exception au principe de séparation des pouvoirs. Dans le premier cas, il faut que lAdministration ait procédé à lexécution forcée dans des conditions irrégulières, dune décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à lextinction dun droit de propriété. Dans le second cas, lAdministration doit avoir pris une décision manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir appartenant à lautorité administrative et qui a les mêmes effets datteinte à la liberté individuelle ou dextinction du droit de propriété.

La Cour retient quen lespèce, les déclarations du préfet et le manque de précisions des procèsverbaux du parquet sur la façon les 600 personnes ont été réparties dans 30 bus et déplacées du site en moins de 24h, montrent que : « La présence de centaines de migrants était donc connue depuis plusieurs semaines et lévacuation du camp, impliquant la mobilisation de plusieurs dizaines de personnes et une logistique complexe, na pu être décidée en quelques heures. ». Elle en déduit quil sagissait dune seule opération visant à évacuer les personnes, menée par le préfet avec lassistance des forces de police8, alors que celuici na requis aucune autorisation du juge administratif pour y procéder. De plus, la Cour relève que depuis larrêté préfectoral interdisant toute distribution alimentaire, la zone de Virval était lun des rares endroits : « Les migrants, personnes vulnérables dans une situation de grande précarité, se réunissaient ainsi (…) en sachant quils pourraient y subvenir à leurs besoins essentiels, suite à linjonction du tribunal administratif. Il ne peut dès lors être sérieusement soutenu que la fermeture de cette zone avait un objectif humanitaire. ». Elle note de plus que le parquet ne donne aucune indication sur les conditions dhébergement prétendument proposées aux personnes après lexpulsion, et quainsi la décision du préfet était bien manifestement insusceptible de se rattacher à lun de ses pouvoirs.

Ensuite, la Cour recherche si l’expulsion et les conditions dans lesquelles elle a eu lieu ont porté atteinte à la liberté individuelle des personnes. Après avoir rappelé la distinction entre la liberté personnelle et la liberté individuelle10, elle relève que la rétention de migrants dans des bus afin de les diriger vers un autre lieu d’hébergement relève de cette dernière. Elle ajoute que la présence des forces de police est de nature à constituer une contrainte en elle-même, surtout pour des personnes vulnérables, d’autant qu’en l’espèce celles-ci étaient également fouillées avant d’être dirigées vers les bus. Elle en conclut que : « Le confinement des étrangers dans des bus destinés à les acheminer vers une destination inconnue ne constitue dès lors pas une restriction de la liberté d’aller et venir mais une atteinte à leur liberté individuelle au sens des dispositions de l’article 66 de la Constitution. ».

L’administration n’ayant pas le pouvoir de prendre une telle mesure privative de liberté, elle a donc agi hors de ses prérogatives de puissance publique, commettant ainsi une voie de fait selon la Cour, qui se déclare compétente pour trancher le litige. Elle prononce le renvoi de l’affaire pour fixer le montant de l’indemnisation du préjudice subi par les requérants.

CA Douai_24-03-22_21-05043

 

Remarque : cette décision a fait l’objet d’une élévation devant le Tribunal des Conflits et a donné lieu à une mauvaise décision, voir veille Jurisprudentielle 2e trimestre et lien ici : TC, 4 juillet 2022, n° 4248 (ou C4248 ou C-4248)