La propriété du logement, soluble dans le droit européen ?

Le droit international est marqué par d’évidentes nuances de concepts entre les Etats, voire de traductions franchement audacieuses. C’est le cas du concept de propriété. Mais après tout, tant que les systèmes sont cloisonnés, qu’importe si chacun ne met pas les mêmes contenus derrière les mêmes mots. Or, depuis la construction européenne et la création d’instances juridictionnelles communes, de dernier ressort, la donne change. Là où chaque pays pouvait suivre sa propre jurisprudence au gré de son interprétation, la Cour européenne des droits de l’Homme donne désormais à la notion de propriété, évoquée dans l’art 1 du premier protocole additionnel de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, une acception qui oblige à réinterroger sa définition française, particulièrement au moment où le droit au logement vient de se voir octroyer en France un possible recours juridictionnel.

Le droit de propriété en France : un droit fondamental contraint

En France, par l’inclusion de la Déclaration universelle des droits de l’Homme dans le bloc de constitutionnalité,la propriété est un droit naturel et imprescriptible de l’Homme1. C’est un droit inviolable et sacré dont nul ne peut être privé… sauf lorsque la nécessité l’exige sous la condition d’une juste et préalable indemnité2. C’est aussi « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois »3.

Est ainsi consacré l’union étroite et exclusive entre une personne et son bien et la rupture avec un droit féodal4 qui reconnaissait sur une même chose une accumulation de droits partiels selon son utilité. Dorénavant, la propriété individuelle, se référant à un titre de propriété, offre à son détenteur l’usus, le fructus et l’abusus du bien. Le propriétaire dispose ainsi de la liberté d’habiter son logement, de le louer et de le vendre, attributs permettant d’assurer la circulation des biens dans la société, ainsi que le partage de leur utilité, sous le contrôle du propriétaire.

Si ces textes invitent à croire au caractère absolu du droit de propriété, ce n’est pourtant pas une réalité juridique. La propriété est la jouissance et la disposition absolue…dans le respect des lois et règlements en vigueur. C’est bien chargé de cette contrainte que le Conseil constitutionnel reconnaît une valeur constitutionnelle au droit de propriété en 19825.

Le droit de propriété, bien que donnant l’exclusivité à son titulaire, n’est toutefois pas un droit autiste. Il s’exerce dans un environnement, politique, économique et social, en constante évolution. Les lois et règlements successifs traduisent un intérêt général qui lorsqu’il est concerné doit être garanti et encadre l’exercice du droit de propriété. En matière de logement, ce sont par exemple, les règles d’urbanisme, les protections légales des locataires, la taxe sur la vacance…, qui s’imposent au propriétaire. Sans remettre en cause la propriété dans son principe, les droits des propriétaires sont sérieusement astreints.

Le Conseil constitutionnel dispose ainsi le 25 juillet 19896 que « considérant que les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux et par des limitations exigées au nom de l’intérêt général ; que c’est en fonction de cette évolution que doit s’entendre la réaffirmation par le Préambule de la Constitution de 1958 de la valeur constitutionnelle du droit de propriété ».

En plus d’être bordé par les dispositions d’intérêt général, le droit de propriété s’érode à la confrontation d’autres droits. Le même Conseil Constitutionnel reconnaît, le 19 janvier 19957, un droit au logement décent, dans ces termes : « que la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle ». Dans la continuité, la décision du 29 juillet 19988 dispose que la réquisition des logements vacants restreint les droits du propriétaire, mais ne porte pas atteinte à la propriété dans son principe : « une telle limitation, alors même qu’elle répond à un objectif de valeur constitutionnelle, ne saurait revêtir un caractère de gravité tel qu’elle dénature le sens et la portée du droit de propriété ».

Ce n’est qu’en cas de privation ou de dénaturation du droit de propriété que la protection de l’article 17 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme s’applique, non en cas de simples atteintes. L’ancien membre du Conseil constitutionnel, François Luchaire, considère le droit de propriété comme un droit « artichaut »9 : « même si on lui retire une série d’attributs, il reste lui-même ; sauf si l’on touche au cœur, auquel cas il disparaît » : en cas d’expropriation, de dépossession pure et simple ou en cas de limitation ayant un caractère de gravité telle qu’il en dénature le sens et la portée. « Dans les autres cas, la loi ne porte que de simples atteintes, qui « effeuillent » le droit de propriété sans le remettre en cause » : en cas d’empêchement d’un propriétaire « d’exploiter lui-même un bien qu’il a acquis » ou de faire « pratiquement obstacle à ce qu’un propriétaire puisse aliéner un bien faute pour l’acquéreur éventuel d’avoir obtenu l’autorisation d’exploiter ce bien (172 DC, § 3) » ; ou de l’autorisation d’exploiter un bien donné (172 DC, § 17) ; de la limitation de la faculté de division en lots d’une propriété foncière (189 DC, § 11), ou de l’établissement d’une servitude (198 DC)… Ces atteintes sont simplement susceptibles de donner droit à réparation au nom du principe de l’égalité des citoyens devant les charges publiques lorsque l’intérêt général pousse les pouvoirs publics à imposer une charge à une personne ne lui incombant pas normalement.

Le régime juridique du droit de propriété n’est pas protégé à la mesure d’autres libertés publiques. Il ne fait l’objet que d’un contrôle minimum et, comme le relève encore le Doyen Louis Favoreu, il est dépourvu des trois garanties que le Conseil constitutionnel reconnaît aux libertés fondamentales : l’interdiction des procédures d’autorisation publique, une compétence du législateur limitée à augmenter la protection qui leur est assurée (« l’effet cliquet » qui assure une progression permanente des libertés fondamentales), l’application uniforme de ces libertés sur l’ensemble du territoire. Le droit de propriété apparaît juridiquement comme un droit de « second rang », à l’aune des libertés fondamentales.

  • Le droit de propriété dans le droit européen : le juste équilibre

En 1952, le droit de propriété fait l’objet d’une reconnaissance moins grandiloquente que notre définition nationale dans le Protocole additionnel n°1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

« Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou amendes » (Article 1er).

Le récent arrêt Hutten-Czapska c. Pologne du 19 juin 2006 expose clairement le raisonnement de la Cour européenne des droits de l’Homme concernant la propriété. Une propriétaire se plaignait de ce que les loyers étaient réglementés à un niveau ne permettant pas de couvrir les frais d’entretien du logement, en outre décuplés par de nouveaux règlements en la matière. La propriétaire demandait la libéralisation des prix de location. La Cour certes conclu à la violation du droit de propriété parce que la propriétaire avait subi une charge disproportionnée (elle n’avait pas été dédommagée de l’effort demandé), mais sur le fond, elle considère que la réglementation des loyers, même à un niveau inférieur du marché, n’est pas une violation du droit de propriété. C’est une mesure légitime de réglementation de l’usage des biens, par l’Etat, qui dispose d’une latitude considérable dans la définition des motifs d’intérêt général justifiant une entrave à la liberté contractuelle et aux droits des propriétaires. Le but poursuivi par l’Etat est légitime, seul un juste équilibre peut être revendiqué et maintenu entre les exigences de l’intérêt général et la protection des droits fondamentaux de l’individu. La Cour européenne s’assure ainsi que l’ingérence de l’Etat n’est pas arbitraire. Il s’agit moins de la protection de la propriété comme pouvoir absolu sur les choses, que du principe de proportionnalité entre enjeux collectifs et intérêts individuels. La Cour conclut :

« 185. Ainsi que la Cour l’a déjà indiqué à de nombreuses occasions, dans des domaines comme le logement, les Etats doivent jouir d’une grande latitude pour se prononcer tant sur l’existence d’un problème d’intérêt général appelant une réglementation de la propriété individuelle que sur le choix des mesures et l’application de celles-ci. La réglementation exercée par l’Etat sur le montant des loyers figure au nombre de ces mesures et son application peut souvent être la cause d’importantes réductions du montant du loyer (…).

« De plus, dans des situations où, comme en l’espèce, le fonctionnement de la législation sur la réglementation des loyers entraîne de lourdes conséquences pour un grand nombre de personnes et a un impact économique et social important sur l’ensemble du pays, les autorités doivent bénéficier d’un large pouvoir discrétionnaire non seulement pour choisir la forme et la portée de la réglementation de l’usage des biens, mais aussi pour décider du moment adéquat pour la mise en œuvre des lois pertinentes. Néanmoins, ce pouvoir discrétionnaire, aussi considérable soit-il, n’est pas illimité et son exercice, même dans le cadre de la réforme de l’Etat la plus complexe, ne saurait entraîner des conséquences incompatibles avec les normes fixées par la Convention (…).

« Cependant, la Cour estime que « (…) Cette charge ne saurait, comme en l’espèce, reposer sur un groupe social particulier, quelle que soit l’importance que revêtent les intérêts de l’autre groupe ou de la collectivité dans son ensemble » (§ 225).

L’entorse au droit de propriété pour motif d’intérêt général ne pose donc pas de difficulté tant qu’elle apporte des compensations permettant au propriétaire de ne pas payer plus qu’il ne perçoit, du fait des décisions de la collectivité. La nécessité d’offrir un logement à chaque résident apparaît donc comme un motif d’intérêt général pour brider réglementairement les loyers. Outre la réglementation des loyers, c’est aussi la prorogation de la validité des baux en cours ou la suspension de l’exécution des ordonnances d’expulsion qui sont visées (par exemple, Immabiliare Saffi c. Italie,28 juillet 1999).

Cette latitude laissée aux Etats pour intervenir sur la propriété prend un relief particulier à l’aune des politiques des trente dernières années, d’abandon du contrôle des prix au profit de mécanismes incitatifs, qui aboutissent à une crise incomparable du coût du logement. La France a la possibilité de restreindre les droits des propriétaires ; les principes de but légitime et de juste équilibre l’invitent à intégrer le logement, droit fondamental, dans le champ de l’économie administrée. Est-ce aller trop loin dans les traductions des décisions de la Cour européenne ? Les règles européennes n’obligeraient-elles pas les Etats à assurer un marché libre, quitte à produire des mesures correctrices à la marge, facultatives et spécifiquement dédiées aux groupes vulnérables ?

C’est ce qu’on tenté de plaider des représentants des bailleurs dans l’affaire Mellacher c. Autriche (19 décembre 1989, §§ 52 et 53) pour qui la faculté de réduire les loyers, pour être une démarche vraiment sociale, doit cibler les locataires les plus défavorisés et non tous, sans distinction. Ils alléguaient que les allocations logement « aux plus nécessiteux » ou le contrôle du juge sur les accords relatifs aux loyers sont amplement suffisant. La Cour a répondu qu’il serait « peu conforme aux objectifs recherchés, et d’ailleurs impraticable, de faire dépendre les réductions de loyers de la situation précise de chaque locataire ».

En l’espèce, la loi autrichienne de 1981 mise en cause visait à « réduire les écarts successifs et injustifiés entre les loyers d’appartements équivalents et de combattre la spéculation immobilière. Elle visait, en outre, de la sorte, à faciliter aux personnes de condition modeste l’accès à des logements de prix raisonnables, tout en encourageant la modernisation des immeubles ne répondant pas à certaines normes » (§ 47).

« Les réductions de loyers frappent certes par leur ampleur [22 à 80 %] (…), mais il n’en résulte pas qu’elles constituent une charge démesurée. Le simple fait que les loyers originaires ont été déterminés par contrat, et sur la base des conditions du marché à l’époque, ne signifie pas que pour mener sa politique le législateur ne pouvait raisonnablement les croire acceptables du point de vue de la justice sociale » (§ 56).

L’idée d’une hiérarchie entre droit de propriété et droit au logement en prend un coup. Il est évident que dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, le droit au logement vient directement limiter le droit de propriété, sans qu’il soit question de subordination quelconque, mais dans un esprit de juste équilibre entre les deux, à l’inverse des habitudes françaises.

  • La propriété : concept à géométrie variable

Mais finalement, droit de propriété et droit au logement doivent-ils s’affronter ?

En 2007, des locataires slovènes invoquent leur droit de propriété devant la Cour européenne, pour contester la régression de leur statut locatif : ils font entrer une composante de propriété dans la notion de domicile ou des droits liés au bail. Dans l’affaireLarkos c. Chypre (18 février 1999) un requérant revendiquait déjà que ses droits de locataire étaient des biens au sens de l’article 1 du Protocole n°1. Mais la Cour, ayant tranché le litige sur le plan de la discrimination, n’a pas jugé utile d’examiner ce grief. Aujourd’hui, il y a de fortes chances qu’elle se prononce sur l’assimilation aux biens protégés par l’article 1 du Protocole n°1 des droits que confère un bail d’habitation.

A travers la notion de biens, la Cour n’a pas cessé d’étendre celle de propriété, rassemblant des acceptions nationales diverses et divergentes10. Avec le temps, la Cour européenne des droits de l’homme dote les différents Etats d’une jurisprudence commune de plus en plus étoffée, qui nécessite un rapprochement des concepts utilisés. La Cour a ainsi eu l’occasion de protéger des biens meubles ou immeubles, corporels ou incorporels, des créances, des parts sociales, une clientèle, et même des aides sociales… S’il entre une dimension de propriété dans la notion de domicile ou des droits accordés par le bail, les frottements entre droit de propriété et droit au logement s’estompent largement : c’est désormais au nom du droit de propriété qu’il est possible d’affirmer un droit subjectif au logement, de qualité suffisante, d’un coût supportable, offrant un statut protégé (pour reprendre les caractéristiques énoncées par le Conseil de l’Europe). Cela paraît incongru en France, mais au Royaume-Uni, c’est au nom de leur droit de propriété que les squatteurs s’opposent aux expulsions.

Ce n’est pas un énième symptôme de l’incompatibilité génétique entre le coq gaulois et la perfide Albion. Pour remonter le fil des acceptions juridiques, il faut revenir à l’étymologie et aux fondements de philosophie politique du concept moderne de propriété. En anglais, cette notion juridique renvoie à la philosophie de John Locke11, qui pense la propriété au plus près des besoins immédiats de l’Homme et pour qui l’objet même de l’Etat est la protection de ce qui est propre aux individus (leurs biens, leur vie, leur liberté…). Property, en anglais, renvoie à ces conditions de la singularité de l’individu, à sa capacité d’agir comme sujet. L’avoir, en français, se traduirait plutôt par ownership.

La conséquence de cette nuance s’illustre assez facilement en matière de logement : en droit anglo-saxon, la défense du droit au logement (expulsions, augmentation de loyers, etc.) se fait au nom du droit de propriété. Le domicile étant propre à l’habitant, il dispose d’une composante de propriété. Empiriquement, la Cour européenne des droits de l’Homme n’a pour l’instant tranché que dans des pays dont le droit interne précise que le contrat de bail donne un droit réel sur la chose (James c. Royaume-Uni, 21 février 1986, en l’espèce un bail emphytéotique), mais le recours contre la Slovénie montre que le contrat de bail, assez proche de ce que nous connaissons en France, pourrait entrer dans le champ d’application de l’article 1 du protocole additionnel. En termes français, les locataires seraient titulaires d’une part du droit réel immobilier12. En portant atteinte au statut locatif, le gouvernement slovène aurait attenté à ce qu’on appelle en anglais les possessions des locataires.

Le Cour ne ferait donc pas de distinction entre propriété et possession13, si cette « possession » revêt un intérêt pour celui qui en bénéficie. Cet intérêt peut être patrimonial dans une situation de possession d’un tableau qui s’est prolongée durant plusieurs années (Beyeler c. Italie, 5 janvier 200014).

Il peut aussi s’agir d’un intérêt économique substantiel au point de ne pas même devoir justifier d’un titre de propriété :

« 140. A cet égard, la Cour note d’emblée que la propriété du terrain sur lequel le requérant avait bâti son taudis appartenait au Trésor public. (…) La Cour estime donc, à l’instar du Gouvernement (§135 ci-dessus), que le fait pour le requérant d’avoir occupé un terrain du Trésor public pendant cinq ans environ ne peut s’analyser en un « bien » (…) car l’article 1 du Protocole n° 1 ne vaut que pour des biens actuels et ne garantit pas un droit à devenir propriétaire d’un bien (…).

« 141. Cela dit, l’habitation édifiée par le requérant sur le terrain en question appelle une autre appréciation. Il n’appartient certainement pas à la Cour de déterminer la situation juridique du taudis litigieux au regard de l’ensemble des dispositions de droit interne (…) Cependant, force est d’admettre que, nonobstant cette contravention aux normes techniques et l’absence d’un titre quelconque, le requérant n’en demeurait pas moins propriétaire du corps et des composants du taudis qu’il avait construit ainsi que de tous les biens ménagers et personnels qui pouvaient s’y trouver. Depuis 1988, il vivait dans cette habitation, sans jamais avoir été inquiété par les autorités (§§ 80 et 86 ci-dessus), grâce à quoi il avait assuré l’hébergement de ses proches sans devoir notamment payer de loyers. Il avait créé un environnement social et familial et, jusqu’à l’accident du 28 avril 1993, aucun élément n’a pu empêcher le requérant d’espérer que la situation demeurât ainsi pour lui et sa famille. » (Oneryildiz c. Turquie, 18 juin 2002, en l’espèce, le taudis était à proximité d’une décharge publique et 13 membres de la famille du requérant sont décédés à cause de l’explosion accidentelle d’une bouteille de gaz qui a aussi détruit son bien)15.

Cette décision n’a été adoptée qu’à une courte majorité, les juges dissidents étant encore davantage sensibles au principe de ne pas accorder une protection aux personnes qui bravent sciemment les interdits de la loi (affaire Chapman c. Royaume Uni, 18 janvier 2001 – site à l’environnement protégé) et ce même après avoir relevé la tolérance implicite des autorités.

Il y a donc une confrontation entre la définition restrictive française de la propriété, qui renvoie à l’avoir, et la définition large, celle adoptée par le droit international, qui renvoie aux conditions d’exercice de la dignité et à la singularité,ouvrant une composante de propriété à tout élément contribuant au plein exercice de la dignité humaine. La Cour européenne des droits de l’Homme est un théâtre important où se joue cette confrontation.

En France, lorsque le Conseil d’Etat reconnaît certes imparfaitement au droit de propriété la valeur d’une liberté fondamentale et qu’il reconnaît la même valeur au droit pour le locataire de disposer librement de ses biens pris à bail, en tant que corollaire du droit de propriété, il lui est sévèrement répondu qu’il « brouille les catégories et les notions qui assurent la cohérence et l’unité de ce droit »16. Yves Lequette, plus indulgent, relève qu’« en jouant sur l’ambiguïté du mot « disposer » et en traitant le droit du preneur à bail comme un droit direct sur lachose, elle cherche à faire rejaillir sur celui-ci une partie de l’aura qui entoure le droit de propriété, afin que son titulaire puisse bénéficier du référé-liberté. L’objectif est louable. Mais il reste à l’atteindre autrement que par un tour de passe-passe »17.

Les décisions de la Cour européenne, auxquelles les juridictions françaises devront bien se conformer avec le temps, dessinent une définition de la propriété beaucoup moins patrimoniale que l’acception française, sans pour autant tomber dans l’aberration juridique.

  • Qu’en conclure ?

Laisser des personnes sans logement serait une infraction à leur droit de propriété ? On s’en rapproche, indéniablement. L’invocation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme auprès des juridictions nationales se traduit encore par des résultats très aléatoires, qui finiront par s’harmoniser, sous l’effet de la jurisprudence européenne. Au Royaume-Uni, la non prise en charge des demandeurs d’asile accueillis en hôtel, lorsqu’ils sont déboutés de leurs démarches administratives a été considérée comme « un traitement inhumain et dégradant » (art.3 de la Convention), parce que sur le fond, cela attente aux possibilités d’exercice de l’égale dignité, c’est-à-dire à leur propriété, au sens du concept de property, les conditions de la singularité, de l’individu comme sujet. En France, les juges ont toujours considéré que seul un acte positif pouvait être considéré comme inhumain et dégradant, pas la passivité, au regard du même texte. Mais la justification philosophique de l’introduction du droit opposable au logement en France n’est fondamentalement pas très éloignée de la proposition britannique et s’inscrit parfaitement dans le corpus juridique du droit européen. Les questions d’expulsion, d’absence de logement et de mal-logement doivent être relues à cette aune, mais aussi l’ensemble des dispositions publiques d’encadrement du marché, sur un secteur qui concerne un des rares biens fondamentaux déréglementés.

La notion internationale de propriété est liée à l’exercice de la dignité humaine. Elle dépasse les frontières posées par la définition française restrictive, qui met les possédants en conflit avec les manquants. Le cap qu’il nous reste à franchir est simplement celui de la recomposition de la notion de propriété, pour accepter l’idée que l’encadrement de l’usage (prix, conditions d’attribution, qualité du logement) pour des motifs d’intérêt général, ne constitue pas une restriction du droit de propriété, mais au contraire, une égale optimisation des conditions d’exercice de la propriété, entendue au sens large, entre le titulaire des murs et ceux qui vivent à l’intérieur. Ce toilettage n’est pas une option, il se développera par le droit européen. La seule question est de savoir si nous allons le subir passivement ou l’organiser au mieux des intérêts sociaux.

Bibliographie utile :

– Jurisprudence internationale en matière de logement : www.feantsa.org

– F. Benguigui, Démembrer et franctionner la propriété. De nouvelles formes de propriété à la lumière des expériences étrangères, Ministère de l’Equipement (PUCA), Documentation Française, 2004.

Libertés et droits fondamentaux, R. Cabrillac, M.-A. Frison-Roche, T. Revet, Dalloz, 2001

La protection du droit de propriété par la Cour européenne des droits de l’Homme, Bruylant, 2005

1Article 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sécurité et la résistance à l’oppression ».

2Article 17 : « La propriété est un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».

3 Article 544 du code civil.

4 M. BLOCH, La Société féodale, Albin Michel, 1939 : « (…). Sur presque toute terre, en effet et sur beaucoup d’hommes, pesaient en ce temps une multiplicité de droits, divers par nature, mais dont chacun dans sa sphère, paraissait également respectable. Aucun ne présentait cette rigide exclusivité, caractéristique de la propriété romaine. Le tenancier qui, de père en fils généralement, laboure et récolte ; le seigneur direct auquel il paie redevance et qui, dans certains cas, saura remettre la main sur la glèbe ; le seigneur de ce seigneur, et ainsi de suite tout le long de l’échelle féodale ; que de personnes qui, avec autant de raison l’une que l’autre, peuvent dire « mon champ »! Encore est-ce compter trop peu. Car les ramifications s’étendaient horizontalement aussi bien que de haut en bas (…) ».

5 C.C., Décision n° 81-132 DC, 16 janvier 1982 : « Considérant que, si postérieurement à 1789 et jusqu’à nos jours, les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée à la fois par une notable extension de son champ d’application à des domaines individuels nouveaux et par des limitations exigées par l’intérêt général, les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l’homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression, qu’en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique ».

6 Décision n° 89-256 DC, 25 juillet 1989.

7 Décision n° 94-359 DC, 19 janvier 1995.

8 Décision n° 98-403 DC, 29 juillet 1998.

9 « Quelques éléments sur le droit de propriété et le Conseil constitutionnel », note d’information interne aux services du Conseil constitutionnel.

10Par la notion d’interprétation autonome, la Cour assure l’uniformité d’interprétation du concept de propriété (Gasus Dosier c. Pays-Bas, 25 février 1995 : « La Cour rappelle que la notion de « biens » (en anglais: possessions) de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) a une portée autonome qui ne se limite certainement pas à la propriété de biens corporels : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits de propriété » et donc pour des « biens » aux fins de cette disposition (P1-[…]» (§ 53)

Dans l’affaire Marckx c. Belgique (13 juin 1979), elle exprime formellement la corrélation entre biens et propriété : « (…) En reconnaissant à chacun le droit au respect de ses biens, l’article 1 (P1-1) garantit en substance le droit de propriété. Les mots « biens », « propriété », « usage des biens », en anglais « possessions » et « use of property », le donnent nettement à penser ; de leur côté, les travaux préparatoires le confirment sans équivoque: les rédacteurs n’ont cessé de parler de « droit de propriété » pour désigner la matière des projets successifs d’où est sorti l’actuel article 1 (P1-1). Or le droit de disposer de ses biens constitue un élément traditionnel fondamental du droit de propriété (comp. l’arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 29, par. 62). » (§ 63)

11 Locke J., Le second traité du gouvernement : essai sur la véritable origine, l’étendue et la fin du gouvernement civil, Paris, PUF, 1994

12 Sans vouloir reprendre le débat entre droit réel et droit personnel du locataire dans son intégralité, R. Libchaber relève toutefois que « Ce que l’on impute aux restrictions de la propriété relève peut-être davantage d’une conception fautive de la nature juridique des droits du preneur à bail », Liberté et droits fondamentaux, R. Cabrillac, M.-A. Frison-Roche, T. Revet, Dalloz, 2001.

13Propriété, possession et opposabilité, Thèse, Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, 2006. F. Danos définit « la possession pour déterminer, par opposition, ce à quoi correspond le droit de propriété qui semble lui répondre symétriquement : la possession, étant dans l’opinion classique, le pouvoir de fait sur une chose tandis que la propriété s’analyserait comme le pouvoir de droit sur cette chose. »

14 « Entre l’achat de l’œuvre et l’exercice du droit de préemption par l’Etat, c’est-à-dire pendant la période au cours de laquelle la situation du requérant est restée implicitement soumise au régime de la préemption, celui-ci s’est trouvé dans une situation de possession du tableau qui s’est prolongée pendant plusieurs années. En outre, à diverses occasions, les autorités semblent avoir considéré de facto le requérant comme ayant un intérêt patrimonial dans cette peinture, voire comme en étant le véritable propriétaire. » (§ 104)

15 La Cour relève, en outre, sur le moyen invoquant la violation de l’article 2 § 1 de la Convention que « le respect du droit à la vie entraîne pour l’Etat l’obligation de prendre des mesures protectrices et notamment offrir un logement qui n’expose pas à la maladie et aux intempéries », Rev. trim. dr. h. (53/2003), obs. Catherine Laurent.

16 CE, 29 mars 2002, SCI Stéphaur et autres, RFDA., mars-avril 2003, p. 370. Dans ses commentaires, T. Pez rejoint la doctrine majoritaire : « le droit du locataire parce qu’il est un droit personnel [droit personnel de jouissance ou droit de créance, c’est-à-dire d’exiger d’une autre personne une prestation] peut difficilement être qualifié de corollaire du droit de propriété, droit réel par excellence [droit direct et immédiat sur la chose]. » En outre, « le choix du verbe « disposer » qui peut éventuellement se justifier à propos du droit de propriété est source de confusion, et marque un certain manque de rigueur quand il est associé au droit des locataires. (…) Le Conseil d’Etat emploie le terme « disposer » dans un sens commun, non dans le sens juridique ».

17 CE, 29 mars 2002, SCI Stéphaur et autres, RFDA, mars-avril 2003, p. 386.